Alessandro De Francesco

Pubblico qui di seguito un saggio inedito di teoria letteraria a partire dall’opera del poeta francese André du Bouchet (1924-2001), scritto per l’edizione 2010 della convention annuale degli studiosi di letteratura francese del XX e XXI secolo, tenutasi a Toronto, Canada.

« poésie, rien du coup ne la distingue d’une réalité dont elle continue de tirer, sans en conserver de trace toujours reconnaissable, le pouvoir rudimentaire qui aveuglément nous a engagés. »

A. du Bouchet, Image parvenue à son terme inquiet

 Le supplément et l’interstice

L’écriture d’André du Bouchet est souvent étudiée par le biais de l’emploi spatial de la page, de l’utilisation des blancs, de la disposition des mots. Cependant, les conséquences théoriques issues de l’étude de ces méthodes formelles se limitent souvent à montrer l’héritage mallarméen (on pense notamment au Coup de dés) ou « post-métaphysique » et heideggerien propre aux solutions typographiques de la poésie « blanche ». Tout en tenant compte de ces influences indéniables, je souhaiterais en même temps contribuer à la création d’une terminologie théorique alternative qui rende compte de l’actualité des méthodes dubouchettiennes dans le panorama de la poésie contemporaine.

À travers l’étude de l’œuvre de du Bouchet à partir des années 1980 et notamment de son ouvrage Peinture (1983)1 – un véritable livre multi-genre au sens contemporain du terme – j’ai cru saisir deux modalités complémentaires utilisées par du Bouchet afin de décrire son approche de l’écriture ainsi que les enjeux poétiques de sa technique d’agencement des mots sur la page. Il s’agit des notions d’interstice et de supplément. Le mot « interstice » revient souvent dans les écrits de du Bouchet et constitue même le titre d’une partie d’un autre ouvrage multi-genre, Matière de l’interlocuteur2 : interstice élargi jusqu’au dehors toujours l’interstice. En outre, l’interstice engendre chez du Bouchet un véritable champ sémantique où l’on pourrait inclure d’autres termes récurrents tels que : « écart », « vide », « intervalle », « interruption », « soustraction », « encoignure ». En revanche, le terme « supplément » provient plutôt de Jacques Derrida, mais il me paraît synthétiser deux champs sémantiques très présents dans la poésie de du Bouchet : d’une part celui de l’« excès », ou « excédent », ou encore « en trop » (P, p. 30) qui définirait le rôle du sujet comme origine de l’œuvre d’art et qui renverrait plus directement à la question de l’écriture comme geste excédant le langage originaire ; d’autre part celui, polysémique, du « surcroît »3 et de l’« épaisseur »4, sur lequel on reviendra plus tard et qui nous permettra de questionner le rapport entre l’écriture poétique, la grammaire et le supplément d’origine.

La présence d’une subjectivité dans la création, qu’il s’agisse de peinture ou d’écriture, excède l’œuvre. Les intentionnalités du créateur et de l’observateur obscurcissent l’objet : « la substance de la peinture se confond avec celle de la main […] main porteuse du pigment à l’égal de regard dépourvu, a pu en être approché, alors que pour ma part aussi je me découvre en trop » (P, p. 30). En même temps, elles ne peuvent pas être évacuées : « cet en trop à quoi je ne peux rien » (ibid.). En revanche, l’espace intentionnel qui peut être, dit ici du Bouchet, « annulé », ou, comme il écrit dans plusieurs autres passages, « élargi », est celui de l’interstice. Le problème, posé par du Bouchet de façon originale, est celui de toujours : la distance entre le langage et le monde que les méthodes poétiques modernes cherchent à réduire entre autre par le biais de la réduction du « je » et de ses hyposthatisations.

L’interstice, chez du Bouchet, signifie beaucoup de choses. On peut en évoquer notamment trois, à l’aide de Peinture, de Matière de l’interlocuteur et d’un troisième ouvrage, les Annotations sur l’espace non datées (Carnet 3)5 :

  • l’espace ontologique vide qui sépare la production de langage de l’extérieur du monde, i.e., pour utiliser le mot de du Bouchet, du « dehors » ;

  • les espaces blancs qui séparent les mots et les lignes les uns des autres ;

  • l’écriture elle-même en tant que sillon tracé dans la page et, en parallèle, la trace du dessin sur la toile du peintre.

Deux questions se posent alors : pourquoi et comment élargir l’interstice jusqu’à tendre à l’annuler ? On a déjà partiellement répondu à la première question : afin de réduire l’écart entre le langage et le monde, pour faire sortir l’écriture dans le « dehors ». Mais il faut évoquer un autre élément : élargir l’interstice signifie produire un espace de possibilité événementielle, espace que du Bouchet nomme tout simplement « futur » ou « avenir », comme par exemple dans le passage suivant :

avenir,

où il se dessine, comme inscrit.                                 ce départ, couvert

largement, c’est – indifférent de son point d’arrivée, l’espace. interstice

                                                                                                      élargi

(P, p. 62)

S’inscrire dans l’interstice et, en même temps, l’élargir jusqu’à atteindre un espace à la fois cognitif et temporel : le dehors et le futur comme possibilité  (« dehors – l’interstice élargi – l’interstice toujours » (MI, p. 29)). De ce point de vue, un autre nom donné à l’interstice, à savoir le « vide », se révèle important. Le « vide », chez du Bouchet, ne doit pas être seulement interprété au sens privatif du terme : la notion de « vide », de la même façon que celles, plus connues et parcourues, de « blanc » et de « page », représente un espace neutre de possibilité ouverte6 où l’écriture peut s’approcher de l’événement.

Nous ne sommes pas loin de la conception d’ensemble vide comme espace ontologique de possibilité de l’événement développée par Alain Badiou dans sa théorie des mathématiques. Selon Badiou les mathématiques, notamment par le biais du concept d’« ensemble vide », définiraient un langage voué à saisir les caractéristiques de l’être, conçu comme multiplicité des possibles. L’ensemble vide ouvre et à la fois détermine a priori tout l’espace de sa possibilité, à savoir : le mathème établit la totalité potentielle des éléments qui peuvent être contenus dans un système prédéfini. L’ensemble vide contient potentiellement tous les événements possibles, voire la possibilité en soi en tant qu’ensemble d’événements.7 Chez du Bouchet, les éléments de cet ensemble, ce sont les mots : « le vide – futur et déréliction confondus, moteur du mot » (MI, p. 34). Élargir l’interstice, augmenter la quantité de blanc et de vide dans la page, signifierait accroître le possible à la fois en termes spatiaux, temporels et cognitifs. Parallèlement, comme on le verra, la parole ne se donnerait qu’à partir d’un espace vide, à savoir pré-linguistique (« moteur du mot »), où puisse se concevoir un langage qui n’est pas soumis aux codes grammaticaux : « la langue, idiome établi » (P, p. 160).

Mais ce n’est qu’en abordant la deuxième question, à savoir celle de comment élargir l’interstice, qu’il est possible d’approfondir les enjeux du paradigme dubouchettien.

Insérer le supplément dans l’interstice

L’interstice est élargi par l’insertion du supplément. Ce processus caractérise le supplément comme « épaisseur » et comme « surcroît » et tend à réduire le résidu pour ainsi dire subjectuel ainsi que la distance langage-monde grâce à la génération d’espace produite à l’intérieur de l’interstice :

                                                    surcroît de l’air, et, de même que nous, espaçant, pour tout d’un coup s’y reconnaître espace dans l’espace

(C3, p. 102)

Le je d’une part, l’écriture de l’autre, sont espacés, deviennent espace dans l’espace : « je me suis espacé » (C3, p. 69), mais aussi : « tout s’éclaircira où je me dissipe » (P, p. 155). Le supplément comme « en trop » du sujet et de l’écriture tend à s’annuler dans le « surcroît », à savoir dans l’élargissement de l’interstice. Tendance asymptotique, mais tendance quand même. Cela signifie aussi, comme on le disait, accroître la quantité de blanc dans la page, élargir les espaces entre les mots, donner au corps du texte le layout propre à la plupart des ouvrages dubouchettiens.

À leur tour, l’interstice et le supplément tendent presque à s’identifier dans la notion d’épaisseur : une épaisseur est un espace interstitial à l’intérieur duquel un autre espace, un espace en plus, est engendré. La notion d’épaisseur nous ramène à la peinture et éclaire davantage les modalités d’insertion du supplément dans l’interstice :

un surcroît de substance de nouveau précipité par la touche rejoint le vide initial éclairant – le vide que peindre, en y prenant appui, a comblé […] sur un interstice, quelle que soit l’épaisseur, cela se peut.

(P, p. 18-19)

Le « vide initial », l’ensemble vide de départ, contenu dans l’interstice, est « comblé » par le « surcroît ». La matière qui rend cette opération possible est la « substance » utilisée par la peinture. De même que le surcroît de blanc espace le sillon tracé par l’écriture, de même un surcroît de couleur élargit l’interstice du dessin que la peinture avait comblé : c’est comme si du Bouchet regardait un tableau non pas frontalement, mais de côté, comme s’il nous invitait à observer non pas l’image, mais le volume de matière, l’épaisseur, justement, qui est formée par les couches de couleur étalées sur la toile. Ainsi, par ce débordement de substance, les deux dimensions de la toile et de la page deviennent-elles trois. L’œuvre, grâce au supplément de matière, se penche vers l’extérieur, tend à atteindre le dehors, se mêle au réel, sort du cadre, sort d’elle-même. Le supplément, vu de côté, se fait interstice ; la matière produit et sature une épaisseur par laquelle l’objet peut tendre au monde : « le surcroît se laisse traduire par une soustraction » (P, p. 75). C’est pourquoi il n’est pas question, ici, d’un dépassement métaphysique, ou, du moins, ce dépassement est-il interrogé sans cesse, en négatif : tout advient à l’intérieur de l’interstice et, en même temps, quelque chose sort, va au-delà. Mais cet au-delà, c’est le réel dans son énigme : um mir Wirklichkeit zu entwerfen, selon les mots de Paul Celan.8

L’écriture avant la langue

La peinture constitue un modèle pour l’écriture, car elle permet d’évoquer la nécessité de concevoir, d’une part, un espace non-verbal où pouvoir représenter ce mouvement de retour au réel et, d’autre part, un espace vide de possibilité qui n’est pas soumis aux règles de la langue. Du Bouchet écrit très clairement dans les Annotations sur l’espace : « perdu dans des mots, le réel, mais ce sont les mots mêmes dans lesquels il a été perdu » (C3, p. 105). Afin que l’écriture puisse se pencher vers le réel en sortant de son cadre, il faut qu’elle ait comme modèle la peinture : « faisant, via la langue, peinture » (P, p. 160) ; à savoir : afin que le réel ne se perde pas, il faut concevoir un espace de possibilité langagière qui relève du non-verbal. Par le biais du paradigme de la peinture, du Bouchet imagine le paradoxe d’une écriture avant la langue, une écriture issue de ce qui n’est pas écrit, une écriture adhérente et identique, presque, à l’interstice blanc qui la précède :

(MI, p. 25)

Le risque d’une métaphysique négative contenu dans cette approche est réduit grâce à plusieurs aspects entrecroisés. D’abord, comme on le disait plus haut, parce que le supplément se forme dans le microcosme de l’interstice (ce qui reste problématique ici, c’est plutôt la question du dualisme évoquée par l’interstice comme membrane de séparation ontologique entre langage et monde9). Ensuite, la conception d’une écriture avant la langue est, encore une fois, à tendance asymptotique. Parallèlement, il s’agit d’un modèle, non pas d’une réalité du langage : « faisant, via la langue peinture, retour à aussi muet que de la pierre » (P, p. 160). De plus, le but n’est pas d’envisager une écriture originaire, mais de ne pas inscrire la langue, pour utiliser une métaphore musicale, dans un système de notation traditionnelle (« notation » est aussi un mot dubouchettien). Tout comme pour le supplément d’origine produit par la conception d’une écriture avant la langue, conception que Jacques Derrida réfère et, en même temps, oppose à la vision scripturale de Rousseau, du Bouchet confirme, dans une partie de sa pratique poétique, « l’impossibilité de formuler le mouvement de la supplémentarité dans le logos classique, dans la logique de l’identité, dans l’ontologie, dans l’opposition de la présence et de l’absence, du positif et du négatif, et même dans la dialectique, si du moins on la détermine, comme l’a toujours fait la métaphysique, spiritualiste ou matérialiste, dans l’horizon de la présence et de la réappropriation »10. Chez du Bouchet comme chez Derrida, le supplément désigne la possibilité d’une écriture qui soit en mesure de se soustraire à la fois à la métaphysique et à la tyrannie du code.

Plus précisément, le paradigme de la peinture permet à du Bouchet de saisir l’écriture à l’état brut, comme processus sémantique avant l’organisation du sens, comme objet d’une interrogation perceptive « hors-texte » (MI, p. 25) plutôt que comme système de signification. L’écriture poétique devient ainsi espace, et tend parallèlement à se détacher de sa subjectualité : « moi-même je me dissipe […] un mot, morceau d’espace » (C3, p. 76). De même, « la pensée se perdra comme espace » (P, p. 126) et deviendra « une pesée » (P, p. 153) : l’écriture et la pensée, saisies dans le poids de leur statut objectuel, occupent l’espace du réel. Du Bouchet, tout en partant de présupposés poétologiques différents de Francis Ponge, fait aussi recours à la peinture en tant que modèle linguistique non-signique opéré dans un cadre qui est à la fois poétique et théorique. Chez Ponge la peinture est un paradigme de réduction sémantique des mots au profit de leur matérialisation et objectualisation dans dans l’espace :

A partir du moment où l’on considère les mots (et les expressions verbales) comme une matière, il est très agréable de s’en occuper. Tout autant qu’il peut être pour un peintre de s’occuper des couleurs et des formes.11

De même, selon Ponge il faut « faire jouer les expressions presque en dehors de leur signification » et « les considérer non plus comme signes, ni tout au contraire comme idées mêmes » mais « comme chacun un objet, une trace noire sur le papier, une suite de sons dans le vent, en pensant le moins possible à ce qu’ils ‘veulent dire’ »12. Dans un langage très différent de celui de Ponge, chez du Bouchet la peinture ouvre également la possibilité d’un espace qui, par son statut non-signique, se soustrait au continuum du système de références mondain, le rapport entre interstice et supplément ne pouvant évidemment être conçu que comme un rapport discret, et crée en même temps la possibilité d’une « compacité » (mot de du Bouchet) entre l’écriture et les objets. Le non-signique et le pré-logique (la pensée comme espace), conçus grâce au modèle pictural, sont des conditions de possibilité de la poésie illustrées par le rapport entre l’interstice et le supplément. C’est pourquoi « la parole détruite est intacte » (P, p. 167) et, comme on l’avait vu plus haut, « le vide – futur et déréliction confondus, [est le] moteur du mot » (MI, p. 34).

La « parole enfant » : du Bouchet et Zanzotto

La tendance asymptotique vers un modèle linguistique pré-signique et « matérique », pré-grammatical et non-verbal de la parole se traduit chez du Bouchet dans une vision ontogénétique de la langue. La poésie est un enfant qui apprend à parler :

il en va de même, ici, pour les enfants de l’esprit que pour les enfants de la chair auxquels la croyance des premiers Romains faisait toucher la terre, pour qu’ils apprennent à parler.

(P, p. 168)

Apprendre à parler, et, par la suite, à écrire, c’est placer le manque, découvrir le possible, élargir l’interstice du signifiant afin de découvrir le monde. Du Bouchet parle à ce propos de « parole enfant » (C3, p. 60). C’est une conception que du Bouchet partage avec son contemporain italien Andrea Zanzotto, bien que les résultats formels qui en découlent soient assez différents chez les deux poètes : Zanzotto mime poétiquement l’apprentissage de la langue et casse la grammaire par le biais du bégaiement, de l’utilisation de champs sémantiques enfantins et de l’insertion de dessins et de signes non alphabétiques. Stefano Agosti parle à ce propos de « balbutiement aphasique »13. Un des textes poétiques les plus éclairants de la démarche employée par Zanzotto autour de la pré-grammaticalité est contenu dans la neuvième section deProfezie o memorie o giornali murali (Prophéties ou mémoires ou journaux muraux) :

in quale in quale in quale in quale,

in che in che in che in che,

o su quale dolce calesse bellamente guidato

dal babbo con la mami-mammina

su una lunga via volta al mirabile tu stesso mirabile

per il tuo: ecco, per il tuo: ora, per il tuo: sì,

Ego-nepios

autodefinizione in infanzia

(teoricamente)

da rendere effabile in effabilità

senza fine

con tanta pappa-pappo,

con tanti dindi-sissi

Ego-nepios, o Ego, miserrimo al centro del mondo tondo

ma avvolto nel bianco vello, sul bianco seno

hop-là, col cavallino in luce

eohippus

dentro la mondiale tenerezza.14

Le « balbutiement aphasique » et le « langage enfantin » s’unissent (« con la mami-mammina, con tanta pappa-pappo, / con tanti dindi-sissi ») afin de créer une dimension pré-structurale et, en tant que telle, originaire, d’effabilité (« da rendere effabile in effabilità »). C’est une poésie de l’« autodéfinition en enfance » en tant que recherche subjective, fragile et intime (au sens psychanalytique) d’un degré initial d’expression langagière. Ce geste originaire n’est pas non plus métaphysique chez Zanzotto. Il s’agit plutôt d’un « geste noético-existentiel » (Agosti), voire d’une ontologie de la nature orale du langage, qui devient poétisée à travers la constitution incertaine et inaccomplie de la subjectualité. Comme Zanzotto lui-même l’explique 15:

Du Bouchet obtient des résultats poétologiques semblables sans sortir, pour ainsi dire, de la langue. Tout se joue chez lui, comme on l’a vu, au niveau de la syntaxe interrompue et démembrée ainsi que de l’agencement graphique lacunaire de ses portions de vers ou de prose, plutôt que dans la recréation d’un lexique. L’espace, par ailleurs, n’a jamais été parmi les préoccupations poétiques principales de Zanzotto, du moins pas de façon aussi explicite que pour son collègue français. En outre, chez du Bouchet, la réflexion au second degré sur le statut pré-grammatical de l’écriture est intégrée au sein de l’écriture même, ce qui produit un circuit métapoétique sans solution de continuité. La métapoésie est largement présente chez Zanzotto aussi, mais elle est, dirais-je, moins fréquente quand il s’agit de la question du langage enfantin (à laquelle Zanzotto consacre cependant de nombreux paratextes, dont celui que l’on vient de citer)16, alors qu’elle se manifeste à nouveau autour de la question du rapport entre le sujet, le langage et le monde. Mais ce n’est pas le lieu ici de questionner cet autre aspect de la poétique zanzottienne. Cela nous a plutôt semblé important de souligner la proximité de ces deux poètes européens nés à quelques années de distance (Zanzotto en 1921, du Bouchet en 1924) autour d’une question à la fois capitale et singulière ; une proximité poétologique qui en même temps, comme on a pu le voir, produit des méthodologies textuelles tout à fait divergentes.

Le contact

Le phénomène d’élargissement-annulation de l’interstice par le biais du supplément, si bien décrit par le paradigme pictural, implique un phénomène parallèle, que du Bouchet évoque maintes fois dans Peinture : l’élargissement-annulation de la relation. De même que l’écriture est en tension vers le dehors et le possible au fur et à mesure que l’interstice est élargi, de même la relation, au sens d’un ensemble de rapports dualistes rigides entre langage et monde, signifiant et signifié, mot et objet, sujet et œuvre, tend à disparaître : « ayant élargi la relation […] alors il peut être avéré sur l’instant que la relation a, pour l’instant, disparu » (P, p. 23). Tout comme pour l’interstice, l’élargissement de la relation est un processus en acte dans la poésie contre le logos classique, alors que sa disparition ne peut être que provisoire, asymptotique. Du Bouchet écrit aussi : « monde n’étant que relation portée à un absolu, il est net aussi bien de toute relation » (ibid.). Il faut entendre « absolu » au sens latin de absolutus, sans lien : discret qui vient interrompre le continuum.

Dans la relation, l’élargissement est en même temps une réduction. On se souviendra de la phrase : « le surcroît se laisse traduire par une soustraction » (P, p. 75). L’élargissement de la relation soustrait le lien au monde (produit, encore une fois, un interstice où a lieu le supplément comme accroissement de la matière) et tend à une réduction de la différence ontologique entre l’écriture et le monde. Il recrée, pour ainsi dire, le continuum à l’intérieur du discret (dans l’interstice). La question de la subjectualité du langage, que l’on a évoquée à plusieurs reprises, est ici centrale. Le « je », on l’a vu, « s’espace » et « se dissipe ». De façon parallèle à l’interstice et à la relation, le « je » est élargi et tend à être annulé. Mais ce n’est évidemment pas le sujet qui peut être effacé. Plutôt, c’est la subjectualité en tant que relation dualiste entre le « je », l’énonciation et le monde (les logiciens parleraient de « sujet intensionnel ») qui est réduite : la dissipation du « je » dans l’espace est une réduction transcendantaleau sens phénoménologique du terme, une condition de possibilité de la connaissance du monde :


(C3, p. 113)

Le paradigme du contact résume et éclaircit ces processus. Il s’agit d’un paradigme poétique qui, étonnamment, peut être saisi dès le premier du Bouchet, notamment dans son ouvrage de 1961 Dans la chaleur vacante. L’élargissement de l’interstice et de la relation, qui provoque une réduction de la distance entre la page et les objets, entre l’écriture et le dehors, advient grâce à ce que l’on pourrait appeler l’abstraction d’un contact à la fois cinétique et inerte entre le poète et le paysage. Ce contact a lieu grâce à un moyen de transport : la motocyclette. Dans la chaleur vacante est un livre qui naît précisément du souhait d’abstraire et de faire agir poétiquement l’expérience du paysage faite depuis la motocyclette. Le contact est donc cinétique parce qu’il décrit le déplacement du sujet dans le paysage, et il est inerte parce que ce n’est pas le sujet qui bouge directement, le sujet ayant le rôle de guider sur la « route » (terme récurrent, ce n’est pas un hasard, tout au long de l’ouvrage) le dispositif qui le fait bouger. Le sujet « s’espace » grâce au dispositif qui l’amène à s’annuler, à se fondre dans le réel. La vitesse à laquelle ce contact s’accomplit est très importante, parce que la vitesse permet un changement de perception du paysage qui modifie radicalement le rapport entre le sujet et le monde : une barrière ontologique est réduite, un espace de possibilité est ouvert, un « surcroît de l’air » est produit à grande vitesse, « pour tout d’un coup s’y reconnaître espace dans l’espace » (C3, p. 102). Ainsi « les nuées volant bas, au ras de la route » peuvent-elles « illumin[er] le papier » (DCV, p. 12).

Ce n’est pas par hasard qu’une section de Dans la chaleur vacante s’intitule Le moteur blanc (cf. DCV, p. 57 et s.) : le moteur qui permet à la moto de bouger et de se déplacer dans le monde est blanc comme la page, comme l’ensemble vide, comme l’espace pré-verbal qui constitue la condition de possibilité du mot et de l’événement. Apprendre à parler, apprendre à écrire, apprendre à se déplacer en moto, apprendre le contact avec le monde. L’acte d’écriture devient ainsi, dans Le moteur blanc, un acte de sortie dans le réel :

Je sors

dans la chambre

comme si j’étais dehors

parmi des meubles

immobiles

dans la chaleur qui tremble

toute seule

hors de son feu

il n’y a toujours

rien

le vent.

(DCV, p. 64)

La chambre est le lieu où l’acte d’écriture s’accomplit. Les meubles de la chambre sont immobiles, mais l’espace envisagé par l’écriture, l’espace du dehors, est en mouvement cinétique. La chaleur de la cheminée est « hors de son feu » comme le sujet est « hors-sujet » et l’écriture est « hors-texte ». Le rien du blanc de la page n’est plus un rien, il y a « le vent » que l’on perçoit depuis la moto, le vent du paysage, du dehors, le vent produit par le frottement à grande vitesse entre l’écriture, la perception et le réel : « Je ne vais pas plus loin que mon papier. Très loin au-devant de moi, il comble un ravin » (DCV, p. 65).

Le contact est le produit et la synthèse encore une fois pré-linguistique, pré-grammaticale, purement perceptive, de l’insertion du supplément dans l’interstice. Cette synthèse n’advient pas sans effort, sans trouble. Il faut, disait-on, apprendre à parler, à écrire, à percevoir, il faut accepter de s’espacer, de se dissiper dans le réel. Lorsque l’enfant apprend à parler, il apprend aussi sa finitude, sa dissipation potentielle ; il apprend, dirait Derrida, « la mort à l’œuvre dans les signes »17. Ainsi le parcours du motocycliste rencontre-t-il, à grande vitesse, la difficulté du vent :

Le courant force

se risquer dans le jour

comme dans l’eau

froide et blanche

dure

pour le motocycliste

comme un couteau déplacé par le souffle

(DCV, p. 33)

Le « jour » est ici un autre nom du « dehors ». L’écriture du dehors est espacée avec effort, mais l’espacement a lieu : le vide de la possibilité, « moteur du mot » (MI, p. 34), est allumé et se déplace à grande vitesse dans le paysage. Au fond, l’écriture de du Bouchet n’est-elle pas animée par un optimisme profond, insolite, réaffirmé par le biais de la dissipation, voire grâce à elle ?

Alessandro De Francesco

1 A. du Bouchet, Peinture, Montpellier, Fata Morgana, 1983. « P » par la suite.

2 Id., Matière de l’interlocuteur, ibid., 1992. « MI » par la suite.

3 Cf. aussi Le surcroît, in Id., Axiales, Paris, Mercure de France, 1992.

4 Ce terme est présent dans la plupart des ouvrages de du Bouchet depuis Dans la chaleur vacante, Paris, Mercure de France, 1961. Aujourd’hui in Dans la chaleur vacante suivi de Ou le soleil, Paris, Gallimard, 2003. « DCV » par la suite.

5 A. du Bouchet, Annotations sur l’espace non datées (carnet 3), Montpellier, Fata Morgana, 2000. « C3 » par la suite.

6 L’ « ouvert », terme d’origine rilkéenne et heideggerienne, est également présent dans le lexique dubouchiettien.

7 Cf. notamment A. Badiou, L’être et l’événement, Paris, Seuil, 1988 et Id., Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982.

8 Cf. P. Celan, Allocution de Brême, in Le Méridien & autres proses, Paris, Seuil, 2002, p. 57.

9 C’est peut-être suite à cela que du Bouchet souhaite non seulement « élargir » l’interstice, mais aussi l’« annuler », comme on pu le lire dans Peinture.

10J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 442-43.

11 F. Ponge, Pratiques d’écriture ou L’inachèvement perpétuel, Paris, Hermann, 1984, p. 89.

12Ibid., p. 15-16.

13S. Agosti, L’esperienza di linguaggio di Andrea Zanzotto, in A. Zanzotto, Le poesie e proese scelte, Milan, Mondadori, 2000, p. xxiv.

14A. Zanzotto, Profezie o memorie o giornali murali, in Id. La Beltà, aujourd’hui in Le poesie e prose scelte, op. cit., p. 330. Trad. fr. : « en quel, en quel, en quel, en quel, / en quoi, en quoi, en quoi, en quoi, / ou sur quelle douce calèche bellement conduite / par papa, avec maman-petitemaman, / le long d’une longue rue vouée à l’admirable, toi-même admirable / de par ton: voilà, de par ton: maintenant, pour ton : si, / Ego-nepios, / autodéfinition en enfance / (théoriquement) / à rendre effable en effabilité / sans fin / avec beaucoup de sousouppe-pappo, / avec beaucoup de dindi-sssistres, / Ego-nepios, ô Ego, très misérable au centre du mond rond / mais enroulé dans la toison blanche, sur le sein blanc, / hop-là, avec le chevalleret, en lumière, / eohippus / dans la tendresse universelle. » Traduction de Ph. di Meo, La Beauté, Paris, Maurice Nadeau, 2000, p. 135.

15A. Zanzotto, La Beauté, op. cit., p. 187. J’ai effectué quelques modifications à la traduction de Philippe di Meo.

16 Cf. également le recueil d’essais Prospezioni e consuntivi, in Le poesie e prose scelte, op. cit.

17 J. Derrida, La voix et le phénomène, Paris, P.U.F., 1967, p. 44.

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